Ce que
l’on fait ? On est au chaud, dans une voiture, et
l’on suit un homme qui pédale sur son
vélo par une
température proche de zéro. Ce que l’on
voit ?
Un casque blanc en polystyrène, le bout d’une
barbe rousse
et le dos voûté de ce cycliste qui peine sous un
voile de
pluie et les bouffées du vent. Sa roue arrière
remonte
une gerbe d’eau qui ruisselle en cascade sur son anorak. On a
eu
beau insister, tout à l’heure, pour
l’emmener dans
la berline, il n’a rien voulu entendre :
« Je ne
conduis pas les automobiles. Et je ne m’assieds pas davantage
dedans. C’est ma philosophie. » La
scène se
passe à Ithaca, Etat de New York. Dans cette ville, la firme
Borg Wagner fabrique, pour le monde entier, les boîtes
automatiques des voitures les plus réputées. Mais
pour
changer de vitesse, Paul Glover vous dira que l’on
n’a
jamais rien inventé de mieux qu’un bon
dérailleur
à câble. C’est comme ça. Et
il n’y a
pas à discuter : « Je
n’aime pas ce qui
pollue. Je refuse aussi de prendre l’avion. A la rigueur,
parfois, quand je n’ai pas le choix, j’emprunte le
train. » Lorsque, de surcroît, vous
apprenez
qu’il y a quelques années cet homme a mis six mois
pour
effectuer à pied la diagonale Boston-San Diego
« afin
de découvrir à quoi ressemblaient vraiment les
tempêtes, les orages, les hommes et les animaux de ce
pays », vous pensez avoir affaire à un
flâneur
fêlé, voire à un pervers du double
plateau. Et vous
ne pouvez pas vous tromper plus allègrement. Car
l’homme
qui là, devant nous, trempé jusqu’aux
os, mouline
dans la tourmente est l’économiste le plus
astucieux de
l’Etat, le « banquier
alternatif » le plus
populaire, le plus zazou et le plus à gauche que la finance
ait
jamais connu. Le « New York
Times », le
« Wall Street Journal »,
« Associated
Press » et même le magazine
ultracapitaliste
« Across the Board » lui ont
consacré de
longs articles dithyrambiques. Cela est d’autant plus
surprenant
qu’il n’y a sans doute pas au monde
quelqu’un qui
méprise plus l’argent en
général et le
dollar en particulier que Paul Glover. Au point d’inventer et
de
lancer en 1991, dans sa ville, une nouvelle unité
monétaire. Dont il imprime lui-même les billets.
Et que la
plupart des commerçants, des administrations et
même une
banque acceptent. A Ithaca, on estime que 2 millions de dollars de
cette « monnaie de singe » sont
aujourd’hui
en circulation. Cette devise locale s’appelle
l’« Ithaca hour ». Et,
consécration
suprême, George Dentes, le procureur du comté, a
récemment annoncé qu’il en cuirait aux
aigrefins
tentés de contrefaire les talbins bigarrés
bricolés par Glover puisqu’ils seraient
désormais
punis aussi sévèrement que s’ils
fabriquaient des
faux dollars. « Je dirais que cela devrait
être
même plus durement sanctionné, ajoute Paul. Car
l’Ithaca hour est une monnaie réelle dont la
contrepartie
représente le travail palpable de gens qui existent, tandis
que
le dollar est une monnaie de Monopoly, des espèces
dépecées de toute
matérialité, qui
n’ont plus d’équivalent or ni
même argent,
mais seulement celui d’une dette nationale de 5200 milliards
de
dollars. En Amérique, le plus grand fabricant de fausse
monnaie,
c’est l’Etat. » Ne vous y
trompez pas. Ce
discours n’est pas celui d’un quelconque milicien
antifédéraliste fascisant comme on en rencontre
un peu
partout dans ce pays. Paul Glover serait plutôt tenant
d’un
nouvel ordre économique bienveillant, reposant
essentiellement
sur des marchés de proximité, des marques de
civilité et des échanges de bons
procédés.
Evidemment, une telle théorie mérite
d’être
explicitée. Ancien publicitaire et journaliste,
diplômé de gestion municipale, Glover se met en
1991
à observer les mouvements de l’argent dans sa
ville. Ce
qu’il voit ? Les banalités de base du
capitalisme : de puissantes compagnies, de grandes
chaînes
nationales de magasins qui s’installent à Ithaca
pour
aspirer l’argent local avant de le réinvestir
ailleurs.
Glover n’a plus alors qu’une idée en
tête.
Désamorcer cette pompe à finance, diminuer le
débit de ce vorace pipe-line, afin de le remplacer
par un système d’irrigation en circuit
fermé. Que
l’argent tourne, circule, soit, mais sur place, entre soi.
C’est alors que lui vient l’idée de
l’Ithaca
hour, cette unité monétaire que l’on ne
pourrait
gagner et dépenser que dans la communauté. En
vendant ou
en achetant des services et des biens produits localement. Et
voilà comment, pour lutter contre le capital, Glover se mit
à battre monnaie. Le plus difficile, dans cette histoire,
fut
bien sûr de convaincre les 30000 habitants de la ville et les
40000 étudiants de la toute proche université
Cornell que
ce papier singulier, qui sur ses deux faces proclamait narquoisement
« In Ithaca we trust »,
était autre chose
qu’une facétie antitrust. Le temps et la nature
même
de ce séduisant nouveau système
d’échange se
chargèrent d’instaurer la confiance. Comment
ça
marche ? « Le billet de base,
l’Ithaca hour, vaut
10 dollars, ce qui représente en gros le salaire moyen
horaire
payé dans cette ville, explique Paul Glover. Prenons
maintenant
un fermier qui vend pour 20 dollars de fromage. A la place de la
monnaie nationale, il reçoit donc deux heures de travail
gratuit. Avec ce petit capital, il achète par exemple les
services d’un menuisier, qui lui-même fait appel au
savoir-faire d’un mécanicien, lequel utilise ces
heures
pour payer son chiropracteur, qui lui se sert de ces billets pour
s’offrir quatre places de cinéma, et ainsi de
suite.
C’est un système sans fin qui grandit de
lui-même,
une économie écologique, en vase clos, qui
s’écarte du dollar et où le temps de
travail
réel remplace les liquidités
abstraites. » Au
début, l’affaire ne tournait que sur une centaine
de
commerces. Aujourd’hui, ce sont 1450 boutiques et entreprises
qui
acceptent cette devise locale, et une revue publiée tous les
deux mois remet à jour la liste des participants. A Ithaca,
on
peut pratiquement tout acheter avec ces coupures. Des dîners
en
ville, des réparations de toiture, des légumes,
du
mobilier et même des voitures d’occasion. La mairie
et la
chambre de commerce ont avalisé la devise, et
l’Alternatives Federal Credit Union, une banque des plus
officielles, facture certaines de ses charges et quelques frais de
crédit en Ithaca hour. « Je ne suis pour
rien dans le
succès de cette méthode, insiste Glover. Ce sont
les gens
de la ville qui ont permis que cela réussisse. Parce
qu’ils ont cru en ce système. »
Il faut dire
qu’Ithaca est une ville qui a son petit caractère
et un
certain point de vue sur le monde. Un jour, on a voulu imposer une
autoroute à ses habitants très sourcilleux sur
l’écologie. Après treize
années de lutte,
ils ont envoyé la voie rapide se faire voir ailleurs. Une
autre
fois, c’est la prestigieuse université Cornell qui
a
décidé d’installer un
incinérateur à
ordures dans la localité. Le lendemain de
l’annonce, un
long article intitulé « Cornell tue vos
enfants » était publié sur
Internet.
C’est ainsi que l’incinérateur partit en
fumée. Quant à la toute-puissante
chaîne
McDonald’s, elle s’avisa il y a deux ans de monter
un de
ses fast-foods en plein centre-ville, juste à
côté
d’une sandwicherie tenue par un artisan local. Il
n’y eut
ni protestion ni scandale. Simplement tout le monde ignora superbement
la pitance industrielle. Aujourd’hui, faute de clients, le
McDonald’s a plié boutique, et des brioches
à
l’ancienne trônent plus que jamais
derrière les
vitrines de son modeste voisin. Et vous savez comment
s’appelle
le magasin de vêtements le plus chic du
comté ?
« Angels fly because they take themselves
lightly ». Tout cela pour dire qu’Ithaca
est un cas.
Une ville suffisamment capricieuse pour ne pas s’en laisser
conter lorsqu’il s’agit d’argent. Mais le
plus
étonnant, c’est que ce système de troc
moderne fait
des émules. Vingt-cinq villes, dont Hardwick (Vermont),
Waldo
(Maine), Santa Fe (Nouveau-Mexique) et Kingston (Canada), ont
édité, le plus légalement du monde,
leur propre
monnaie. Et cela grâce aux conseils que Glover dispense sur
Internet, mais aussi avec l’aide de son kit de lancement,
qu’il vend avec une vidéo pour 40 dollars. Une
banlieue de Mexico tente elle aussi
l’aventure, et le jour de notre arrivée, sur son
vélo, notre hôte filait à un
rendez-vous que lui
avaient fixé des émissaires zapatistes
désireux de
s’informer sur cette nouvelle forme
d’économie.
« Ils cherchent un moyen de rendre
financièrement
viable leur révolution, de sortir des circuits classiques de
l’argent, dit Glover. Vous savez, cette forme de troc est
très intéressante pour des pays pauvres, et
j’ai eu
plusieurs contacts avec des Etats africains. » En
attendant,
à Ithaca, on peaufine le système. A Printer Fine
Line,
l’imprimerie locale, on a mis au point une encre qui change
de
couleur dès qu’on frictionne les billets avec les
doigts,
et qui rend les Ithaca hours infalsifiables. De nombreux emplois qui
n’auraient pu être payés en dollars ont
été créés grâce
à cette
économie parallèle et sont
rétribués
à 100% en devise locale. De nouveaux billets
colorés ont
également été
émis : des coupures de
deux heures (20 $), d’une demi-heure (5 $), d’un
quart
d’heure (2,5 $) et d’un huitième
d’heure (1,25
$). La librairie Autumn Leaves est un peu la banque centrale du
système. C’est ici que l’on vient
changer ses
dollars en Ithaca hours, jamais l’inverse.
« Pas de
spéculation, pas d’inflation, observent Stephany
et
Mark’s, les gérants. Nous émettons de
nouveaux
billets quand cela est nécessaire, à mesure que
l’organisation grandit. Et, comme toutes les banques, nous
remplaçons les coupures
endommagées. » Pour
faire basculer les derniers sceptiques, voici un florilège
des
appréciations que les habitants de la ville portent sur leur
monnaie. Michael, graphiste : « Les Ithaca
hours sont
la meilleure chose qui soit arrivée dans notre
cité
depuis l’invention du pain en tranche. »
Joe, marchand
de disques : « Cela reflète
notre philosophie,
stimule notre agriculture, notre artisanat, et responsabilise nos
vies. » Danny, électricien :
« Notre
argent reste ici et nous nous entraidons, plutôt que
d’enrichir des multinationales. » Dave,
professeur
d’économie : « Cette
organisation
parallèle crée un lien de solidarité
et donne
notamment la possibilité à des chômeurs
de trouver
un emploi. » Eli, rabbin :
« Les "heures"
sont une manière de rendre l’économie
humaine,
d’y ajouter une note chaleureuse et
fraternelle. »
Charlie, fabricant de tambours : « Cette
forme de troc
nous permet, à ma femme et à moi, de manger plus
souvent
au restaurant. » Bill et Cris, marchands de
légumes : « Grâce
à cet argent
local, davantage de gens achètent des produits du terroir.
Cela
a fait augmenter nos ventes, et nous nous offrons désormais
des
petits luxes que nous n’aurions jamais pu nous payer en
dollars. » Voilà succintement
résumée
l’oeuvre magique de Paul Glover, ce cycliste activiste
aimé des zapatistes et
célébré par la
presse capitaliste. Le jour de notre départ, à
l’aéroport, des vols ont été
annulés
à cause de la force des bourrasques. En nous tendant une
main
amicale, Glover dit : « Vous avez de la
chance. Pour un
mois de novembre, il fait plutôt doux. »
Puis il
enfourche sa bécane, ficelle son casque sous son menton,
toise
les frimas, et tel un courant d’air disparaît dans
le vent.
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