Texte de Proudhon
Si
j'avais à répondre à la question suivante : Qu'est-ce que
l'esclavage ? et que d'un seul mot je répondisse : C'est
l'assassinat, ma pensée serait d'abord comprise. Je n'aurais
pas besoin d'un long discours pour montrer que le pouvoir d'ôter à
l'homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie
et de mort, et que faire un homme esclave, c'est l'assassiner. Pourquoi
donc à cette autre demande : Qu'est-ce que la propriété ? ne
puis-je répondre de même : C'est le vol, sans avoir
la certitude de n'être pas entendu, bien que cette seconde proposition
ne soit que la première transformée ?
J'entreprends
de discuter le principe même de notre gouvernement et de nos
institutions, la propriété ; je suis dans mon droit : je puis me
tromper dans la conclusion qui ressortira de mes recherches ; je suis
dans mon droit : il me plaît de mettre la dernière pensée de mon livre
au commencement; je suis toujours dans mon droit.
Tel
auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né de l'occupation
et sanctionné par la loi ; tel autre soutient qu'elle est un droit
naturel, ayant sa source dans le travail : et ces doctrines, tout
opposées qu'elles semblent, sont encouragées, applaudies. Je prétends
que ni le travail, ni l'occupation, ni la loi ne peuvent créer la
propriété; qu'elle est un effet sans cause : suis-je répréhensible ?
Que
de murmures s'élèvent !
-
La propriété, c'est le vol ! Voici
le tocsin de 93 ! Voici le branle-bas des révolutions !...
-
Lecteur, rassurez-vous : je ne suis point un agent de discorde, un
boute-feu de sédition. J'anticipe de quelques jours sur l'histoire ;
j'expose une vérité dont nous tâchons en vain d'arrêter le dégagement ;
j'écris le préambule de notre future constitution. Ce serait le fer
conjurateur de la foudre que cette définition qui vous paraît
blasphématoire, la propriété, c'est le vol, si nos
préoccupations nous permettaient de l'entendre ; mais que d'intérêts,
que de préjugés s'y opposent !... La philosophie ne changera point,
hélas ! le cours des événements : les destinées s'accompliront
indépendamment de la prophétie : d'ailleurs, ne faut-il pas que justice
se fasse, et que notre éducation s'achève ?
-
La propriété, c'est le vol !... Quel
renversement des idées humaines ! Propriétaire et voleur
furent de tout temps expressions
contradictoires autant que les êtres qu'elles désignent sont
antipathiques ; toutes les langues ont consacré cette antilogie. Sur
quelle autorité pourriez-vous donc attaquer le consentement universel
et donner le démenti au genre humain ? qui êtes-vous, pour nier la
raison des peuples et des âges?
-
Que vous importe, lecteur, ma chétive individualité ? Je suis, comme
vous, d'un siècle où la raison ne se soumet qu'au fait et à la preuve ;
mon nom, aussi bien que le vôtre, est CHERCHEUR DE VÉRITÉ ; ma mission
est écrite dans ces paroles de la loi; Parle sans haine et
sans crainte : dis ce que tu sais. L'œuvre de notre espèce
est de bâtir le temple de la science, et cette science embrasse l'homme
et la nature. Or, la vérité se révèle à tous, aujourd'hui à Newton et à
Pascal, demain au pâtre dans la vallée, au compagnon dans l'atelier.
Chacun apporte sa pierre à l'édifice, et, sa tâche faite, il disparaît.
L'éternité nous précède, l'éternité nous suit : entre deux infinis,
qu'est-ce que la place d'un mortel, pour que le siècle s'en informe ?
Laissez
donc, lecteur, mon titre et mon caractère, et ne vous occupez que de
mes raisons. C'est d'après le consentement universel que je prétends
redresser l'erreur universelle ; c'est à la foi du genre humain que
j'appelle de l'opinion du genre humain. Ayez le courage de me suivre,
et, si votre volonté est franche, si votre conscience est libre, si
votre esprit sait unir deux propositions pour en extraire une
troisième, mes idées deviendront infailliblement les vôtres. En
débutant par vous jeter mon dernier mot, j'ai voulu vous avertir, non
vous braver : car, j'en ai la certitude, si vous me lisez, je forcerai
votre assentiment. Les choses dont j'ai à vous parler sont si simples,
si palpables, que vous serez étonné de ne les avoir point aperçues, et
que vous vous direz : " Je n'y avais point réfléchi. " D'autres vous
offriront le spectacle du génie forçant les secrets de la nature, et
répandant de sublimes oracles ; vous ne trouverez ici qu'une série
d'expériences sur le juste et sur le droit,
une sorte de vérification des poids et mesures de votre conscience. Les
opérations se feront sous vos yeux ; et c'est vous-même qui apprécierez
le résultat.
Du
reste, je ne fais pas de système : je demande la fin du privilège,
l'abolition de l'esclavage, l'égalité des droits, le règne de la loi.
Justice, rien que justice ; tel est le résumé de mon discours ; je
laisse à d'autres le soin de discipliner le monde.
début
du chapitre I de Qu'est-ce que la propriété ? (1840)